GALERIE MARTEL

Thierry Van Hasselt

Quel monde laissons-nous à nos enfants ? Question cruciale que Thierry Van Hasselt — auteur, dessinateur, co-fondateur des éditions Frémok et enseignant à la prestigieuse école graphique Saint-Luc — traite sous la forme d’un conte cruel et juste. Saint Nicolas y change de peau et (presque) de genre. La poésie s’enrichit de vrais morceaux de réel, Jungle de Calais ou éoliennes dévoreuses d’oiseaux à la clé. Un récit servi par un superbe travail d’aquarelliste, dont la Galerie Martel est fière de présenter les originaux à partir du 12 octobre. Saint Nicolas… Pour nombre d’enfants du monde, le légendaire évêque dame le pion au Père Noël avec trois semaines d’avance. Car dans la nuit du 6 décembre, il garnit de cadeaux les souliers des petits.

Mais ce n’est pas dans ce rituel douceâtre et marketé que Thierry Van Hasselt a puisé sa Véritable histoire de Saint Nicolas. L’affaire est née grâce à sa collaboration avec un artiste hors du commun, le Major S. « Celui-ci avait entrepris la fabrication de Fran Disco, une ville imaginaire de carton et d’adhésif. Son travail m’a donné l’idée d’un récit graphique ayant Fran Disco pour cadre et le Major pour protagoniste. » L’ouvrage, Vivre à Fran Disco paraîtra en 2016. Le Major tient à ce que Saint Nicolas y figure. Il en a fixé la silhouette : corps articulé de fourmi, mitre haute, membres aussi maigres que sa crosse d’évêque. Un prototype du Saint auquel Van Hasselt restera fidèle dans son ouvrage éponyme.

Il poursuit : « Lors d’une résidence commune au Palais Idéal du Facteur Cheval, le Major a imaginé une histoire romantique. Elle requérait un traitement à l’aquarelle — technique dont j’ignorais tout ! » Pour apprivoiser le médium, Van Hasselt se lance donc dans une histoire courte ayant pour héros Saint Nicolas. Il s’appuie sur une très simple légende : Nicolas affamé s’arrête dans une auberge. On lui sert des morceaux d’enfants, qu’il raboute et ressuscite. Au bout du compte, l’histoire en seize planches deviendra un album dix fois plus long ! La scène de l’auberge y figure — mais se déroule désormais dans un palace digne de Davos où Vladimir Poutine, Emmanuel Macron, Marine Le Pen, Jair Bolsonaro, Boris Johnson et bien sûr quelques Belges du même tonneau savourent gaiement des morceaux de petits cadavres cuisinés.

Le symbole est-il si loin de la réalité ? « Saint Nicolas arpente notre anthropocène déglinguée, note Van Hasselt. Il en dresse le catalogue. » Et les planches recensent les incohérences qui font notre monde, oiseaux décimés par les éoliennes, inondations, flics, chasse à courre, embouteillages, règne massif des grandes surfaces, jungle de Calais, chars et canons, jusqu’à ces gosses agenouillés, mains sur la tête, portrait craché et immédiatement identifiable des lycéens de Mantes-la-Jolie appréhendés lors d’une manif le 6 décembre 2018. La force de ces images ? « Chacun les connaît. Elles ont ricoché jusqu’au plus profond de nos cervelles », explique Van Hasselt.

« C’est sur le Web que je les ai captées. J’aime bien me nicher dans des histoires existantes. Toutes ces citations évoquent et convoquent un même sens. Le monde que nos gouvernants nous vendent est insupportable. Cette mosaïque semble une caricature ? Chacun de ses éléments existe. » Saint Nicolas n’est au début qu’un vieil homme peinant à s’extirper de sa légende, mais vite sa colère et sa bonté jaillissent. Il crache des flammes et incendie le banquet cannibale des maîtres du monde. Il tire de sa poitrine des friandises qu’il offre à deux écoliers poireautant sous un abribus. Plus tard, il s’inventera deux seins afin d’allaiter un nourrisson géant. Il jettera par dessus les moulins sa crosse, sa mitre et sa barbe pour taxer au rayon « Girl » d’une grande surface une jolie petite robe verte. Il passera du rôle de témoin à celui de guide d’une nouvelle croisade des enfants.

Des spoilers, que cette énumération ? Non. Car ici, au fil de cette fable presque muette, tout est à découvrir dans le dessin. Mieux : à regarder La véritable histoire de Saint Nicolas, on a du mal croire que ses aquarelles sont pour Van Hasselt un quasi-coup d’essai. Puissantes, élégantes, elles mêlent effi cacement la crudité du monde contemporain à la poésie de la légende. Des images vastes – deux cases par planches – dont soudain le rythme se syncope, dont les perpendiculaires se brouillent lorsque la violence s’impose. Car l’auteur a voulu « casser le rythme et ménager des breaks. Comme une envie de coup de cymbales… »

Avec Van Hasselt, la musique n’est jamais loin. Ainsi, un gosse reprend à la guitare le Nick the Stripper de The Birthday Party, groupe du jeune Nick Cave. Et la fin de l’histoire est belle comme l’un de ces « morceaux cachés » qui achèvent certains albums rock. Ici, il faudra déplier la somptueuse jaquette et contempler la garde finale. Mais Thierry Van Hasselt n’aime pas parler de cette conclusion, à vous donc de la découvrir et de l’interpréter. Comme l’écrivait Châteaubriant voici deux siècles, « Le monde ne saurait changer de face sans qu’il y ait douleur. » C’est hélas toujours vrai. Mais ça n’interdit pas de s’insurger, au contraire.